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Journal rappé : et maintenant, la Guinée-Conakry et le Togo !

11452867lpaw 11572757 jpg 4812511Après la Côte d'Ivoire avec le journal gbayé de Nash et Smile, les Sénégalais Xuman et Keyti ont fait de nouveaux émules dans deux pays ouest-africains.Remarqué grâce à son album Introspection sorti en 2013, dans la foulée du documentaire de Jérémie Lenoir Foniké/Dix millions, réalisé un an plus tôt, Blaise Beavogui, alias Masta G, est l'une des meilleures plumes « rapologiques » de son pays, la Guinée-Conakry.

Comme en témoigne son dernier clip en date, Nouvelle Guinée, réalisé par Iris prototype en mai 2017. Sur un air de kora, il y tacle la mauvaise gouvernance des dirigeants et les divisions internes qui « ébolatent » son pays. C'est assez naturellement qu'il s'est retrouvé à l'initiative du journal rappé, le kibaro rappékhi en langue soussou, de Guinée-Conakry. Masta G, dont la figure émaciée est cernée de dreadlocks, rappe en français sur le plateau de télévision de la chaîne locale privée Espace TV, entouré par des envoyés spéciaux issus de la scène rap urbaine de Conakry : Daoudinn, De La Rue ou encore Keyla K. À l'ordre du jour, des thèmes aussi divers que l'insalubrité à Conakry, l'incendie au camp militaire Alpha Yaya Diallo ou encore les employés de la Sotragui (Société guinéenne des transports) réclamant leurs arriérés de salaires.

Poko le propre

L'autre visage, ovale et cerclé de lunettes, du journal rappé guinéen, c'est Salif Bangoura alias Klimpoko. Clean pour propre, c'est-à-dire Poko, le propre, l'incorruptible. Il assure la partie en soussou. Issu du quartier Sangoyah de Conakry, il a commencé à partir de 1996 à faire de la danse, du funk. Ensuite, il s'est mis au rap en imitant les rappeurs français en vogue à l'époque, comme IAM et l'album L'école du micro d'argent. En 2005, il a formé avec son acolyte Papaito le groupe Sembe Deke, un des plus engagés du pays, avec trois albums à son actif. Au début du mois d'août dernier, Blaise Béavogui lui a fait écouter une démo de journal rappé qu'il a enregistrée en studio. Il lui a alors proposé de reprendre ce qu'il a rappé dans la langue vernaculaire de Conakry : le soussou. « Les gens ont apprécié ce que j'ai fait et l'équipe s'est formée », raconte Klimpoko. « Tous les jours, on collecte des informations. Je m'inspire du texte de Masta G pour écrire en langue. Le but de cette version en soussou est de toucher un public illettré ou qui ne maîtrise pas très bien le français et de l'intéresser à l'actualité. »

L'actu guinéenne bouillante

Fin septembre, un partenariat 50/50 s'est concrétisé entre les rappeurs et la chaîne de télévision guinéenne privée qui s'occupe de la diffusion : Espace TV. « On a un problème de diffusion en Guinée. Beaucoup de gens n'ont pas ou peu accès à Internet », analyse Masta G. « On s'occupe de la partie audio et l'équipe d'Espace TV réalise en amont la partie vidéo [7 épisodes à ce jour, NDLR]. Concernant la ligne éditoriale, le rappeur estime « que les informations sont traitées sur le journal rappé d'une manière qu'on ne voit pas traditionnellement dans les médias. En Guinée, la Haute Autorité de la communication commet des abus en s'en prenant régulièrement aux journalistes. Cette instance contrôle la ligne éditoriale des radios et des télévisions privées du pays. Le mode d'expression du rap nous permet d'éviter le formatage. » Masta G a suivi avec intérêt les journaux rappés au Sénégal et récemment au Togo. « Mais on garde notre spécificité guinéenne. On essaie au maximum de rester nous-mêmes et de traiter les thématiques et l'actualité du pays », tient-il à ajouter. D'autant plus que cette actualité est selon l'expression du présentateur du journal presque toujours « bouillante ». « Par exemple, fin octobre, une rumeur faisant état du décès du chef de l'État Alpha Condé a mis le feu aux poudres. Masta G revient sur ce fait médiatique qui a été traité dans le journal rappé : « Cette rumeur a été mise par les autorités sur le compte du groupe de presse Gangan FM/TV, sur la base d'une bande enregistrée qui ne confirmait pas ce prétendu décès, mais sur laquelle la chose suivante était dite : Le président Sékou Touré est né. Il est mort. Le président Alpha Condé est au pouvoir Il va mourir. À partir d'une mauvaise interprétation de cet enregistrement, un escadron de gendarmerie de Yimbaya, dans la commune de Matoto, a mis en garde à vue trois journalistes, dont le directeur de l'antenne. Sans se référer à la loi en la matière qui prévoit de déposer une plainte et d'attendre 20 jours avant que le ou les journalistes mis en cause ne se présentent devant la justice. » Et de tacler : « Malheureusement, dans ce pays, des lois ne sont appliquées que quand cela arrange Alpha Condé et sa clique ! » De fait, selon Masta G, la liberté de ton du journal rappé déplaît à certains : « Un lieutenant de gendarmerie de mon quartier m'a menacé en me disant : J'ai l'œil sur toi. Si tu dis quelque chose à l'encontre du régime je serais le premier à venir t'arrêter. J'ai répondu calmement que j'étais prêt à mener ce combat ! »

Le Y'en a marre guinéen

Pendant les révoltes sociales de septembre, en Guinée maritime, un envoyé spécial P Black a été dépêché à Boké en scandant « Boké est fâché ». La Guinée-Conakry représente un tiers des réserves mondiales de bauxite, dont Boké est l'un des principaux sites, avec Fria et Kindia. « Dans ces conditions, la population locale ne comprend pas pourquoi elle vit dans une extrême pauvreté », pointe Masta G. « Pourquoi n'y a-t-il même pas de centre hospitalier ? Des sociétés chinoises (China Hongqiao Group) et russes (Rusal) viennent exploiter nos mines sans que la population ne bénéficie de contreparties. La mobilisation est partie du manque d'électricité. Ça a été la panique, la casse… Des accès vers la capitale ont été bloqués. C'est dommage d'en arriver là. Mais comment se fait-il qu'un site si riche ne puisse même pas être doté d'infrastructures dignes de ce nom ? On a aussi couvert les manifestations de la ville de Kamsar, qui ont suivi celles de Boké. »

Le journal rappé s'est également déplacé en Haute-Guinée pour suivre les mobilisations sociales du même type dans les villes de Kerouane et Kouroussa (région de Kankan, majoritairement malinké, NDLR). « On constate des révoltes de-ci de-là », observe Masta G. « C'est le y'en a marre du citoyen guinéen » qui a hâte que le chef de l'État actuel quitte le pouvoir (allusion au mouvement Y'en a marre créé par un collectif de rappeurs et de journalistes en janvier 2011 au Sénégal, NDLR).

 

La révolution de la télévision

Pour l'instant, le journal rappé guinéen est hebdomadaire : « Nous ne sommes pas employés par la télévision. Nous conservons notre statut d'artiste. Notre objectif serait de faire un journal live, de suivre au plus près l'actualité chaude  », précise Masta G. « On s'appuie sur des talents en herbe issus du milieu du rap guinéen. Notre leitmotiv est de les faire connaître et de les initier au monde passionnant du journalisme. C'est plaisant de transcender sa plume en joignant l'utile à l'agréable. » Côté financement, les besoins du JT sont considérables : « On a besoin de moyens logistiques, d'avoir nos propres studios. Chaque semaine, on paye le studio de notre poche pour produire le son. On fait un appel aux dons. On doit déposer des dossiers auprès des institutions. » Selon le présentateur-rappeur, un numéro du journal coûte environ 120 euros, ce qui représente une somme très importante en Guinée.

À en juger par les réactions de la jeunesse, le jeu en vaut la chandelle : « On est débordés de commentaires sur notre chaîne YouTube et surtout sur notre page Facebook », s'enthousiasme Masta G. « Les jeunes Guinéens n'étaient pas habitués à cela. Ils appellent cela la révolution de la télévision. Ça fait plaisir qu'ils s'intéressent à l'actualité par notre biais. D'habitude, ils n'y croient pas. Ils ne regardent pas les infos à la télévision, avec cette idée que les journalistes cautionnent nos dictateurs africains. Depuis le premier numéro, ils se sont habitués à notre JT. L'habillage sonore du journal, c'est une rythmique hip-hop. Ils sentent leur musique dedans. Cette jeunesse qui nous suit veut qu'on continue. J'espère qu'on aura la force financière pour cela ! »

Le journal rappé de la cité K

« Changement de décor, ici des militaires armés. Une photo du président collée aux casquettes. Des douaniers en vestes kaki. Au regard apparemment froid mais tranquilles avec toi. Quand tu leur ché-la des CFA. Bref, état de déprime sous une chaleur maritime. Torpeur unanime pour un putain de régime. »* 

Vingt ans plus tard, qu'est-ce qui a changé au Togo, depuis ce texte d'Ekoué Labitey, rappeur français du groupe La Rumeur, originaire du Togo, issu de son mini-album Le Poison d'avril sorti… en 1997, sous la période de Gnassingbé Eyadema. En 2005, Faure Gnassingbé est arrivé au pouvoir. Entre-temps, Internet et les réseaux sociaux ont pris de l'ampleur. Yao Amewonou, alias Yao Bobby, et Daflag l'ont bien compris en lançant le 10 octobre dernier leur journal rappé togolais sur le Net, sur la plateforme 228playlist.com, avec Ashadey et Hervé Drean en invités. Membres, avec Ametek et Agama flo, de Djanta Kan, le « IAM togolais », formé en 1996 à la cité K (pour Kodjoviakopé, quartier populaire de la capitale Lomé, NDLR), Yao et Daflag ont conçu le premier journal rappé du pays : « Cela faisait un moment que ça trottait dans ma tête », explique Yao Bobby. « Le déclic, ça a été Xuman au Sénégal. Le gars est tellement fort. C'est une grosse source d'inspiration. » Et de poursuivre : « Ça fait vraiment longtemps que je me pose cette question : comment informer les gens au Togo ? Pas ceux qui écoutent la radio ou qui ont accès à la presse écrite. Mais ceux qui vont aux champs, qui conduisent leur moto et pour qui la politique est devenue trop éloignée, inaccessible, voire incompréhensible. Je cherchais une forme : les mots. Quand j'ai vu ce que Xuman a accompli, je me suis dit que je devais me lancer aussi. » Le premier numéro du journal rappé togolais tranche dans le vif en narrant sans concessions les révoltes sociales au Togo de l'été dernier : « La marche est devenue le sport préféré des Togolais, mais elle ne semble pas si bonne pour la santé ! Rien que ce samedi 12 août 2017, elle a fait deux morts et des dizaines de blessés ! »

Censure ?

Mais dans un pays où la liberté d'expression est très relative, comment se donner les moyens de cette indépendance éditoriale ? « Nous n'en sommes qu'aux débuts. C'est un financement exclusivement personnel, avec notre association Les changeurs », avoue Yao Bobby. « Nous devons faire nos preuves, gagner notre public… » Quitte pour cela, selon le MC togolais, à devoir pallier le manque de solidarité des structures déjà existantes : « L'information et la culture n'ont jamais été vraiment encouragées et valorisées au Togo. Il n'est donc pas évident de trouver des soutiens. Beaucoup de médias ne peuvent pas se faire le relais du journal. » Si le régime de Faure Gnassingbé n'est pas connu pour son sens de l'autodérision, les JT rappeurs n'ont pas pour autant subi de pressions directes pour le moment : « Beaucoup de gens nous mettent en garde, nous demandent de nous méfier », reconnaît Yao Bobby. « Les télés qui voulaient participer au projet se sont retirées dès le premier épisode. Même les artistes qui nous ont sollicités pour participer ont finalement eu peur, car la plupart d'entre eux trouvent des financements auprès du gouvernement. »

À l'instar des journaux rappés guinéens et sénégalais, le journal togolais aborde en priorité les sujets d'actualité liés au pays et à l'Afrique de l'Ouest : « Nous parlons de politique, c'est-à-dire de la vie du citoyen : hygiène, santé, débats d'opinions, constats, sujets de société… » résume Yao Bobby. « Nos informations sont chiffrées et renseignées. Beaucoup attendent de nous des prises de position, notamment sur le climat social actuel au Togo. Pour nous, l'important, c'est d'aborder des sujets qui touchent au plus près les gens comme le manque d'hôpitaux dans le pays, l'érosion côtière ou l'insécurité routière. Nous aimons également parler culture… »

Tout le monde kiffe le journal rappé !

Toutes les semaines, les studieux Yao Bobby et Daflag tiennent une conférence de rédaction pour préparer leur journal : « On se retrouve deux fois par semaine pour lire la presse togolaise, chercher des infos sur Internet. Ensuite, on discute des sujets et des angles. Quand on est prêts, on sélectionne la prod ensemble et on enregistre. Cela nous prend environ une semaine pour créer un journal audio. Puis on s'occupe de la vidéo. » Comme les autres journaux rappés de la région, le JT rap togolais accorde une place prépondérante aux langues locales, en l'occurrence le mina, rappé par Daflag : « Si nous pouvions, nous aurions même une partie dans les langues du nord du pays, le kabyé ou le losso ! » s'enhardit Yao Bobby. « Les gens qui nous écoutent doivent pouvoir nous comprendre. Chez nous, ce n'est pas tout le monde qui parle français. C'est un journal rappé togolais, ce qui signifie que les gens du Togo doivent nous comprendre. Nous ne nous adressons pas qu'aux gens instruits mais aussi aux dames du marché, aux personnes que l'actualité touche mais qui n'y ont pas forcément accès à cause de la barrière de la langue. »

Pour l'heure, les retours des Togolais ont été positifs : « Tout le monde kiffe le journal rappé ! » s'enthousiasme Yao Bobby. « Chaque jour, par le biais de la messagerie whatsapp, des jeunes m'envoient des centaines de sujets à aborder. Pendant les manifestations à Lomé début octobre, tous les jeunes se faisaient les correspondants du journal en nous envoyant les informations de chaque quartier. Les anciens apprécient aussi beaucoup d'entendre des infos qui les concernent directement. Ce JT est important, car nous donnons la température de ce qui se passe chez les gens et non pas de ce que les médias pensent qu'il se passe chez les gens ! »

D'ores et déjà, le deuxième numéro du journal rappé togolais est en route. « C'est difficile, car nous n'avons que très peu de moyens », déplore Yao Bobby .« Mais nous tentons d'offrir le meilleur à ceux qui s'intéressent à ce que nous faisons. » À titre individuel, le rappeur a sorti fin octobre son second album autoproduit Afreekan Village. « L'accueil a été incroyable dans mon village Agbodrafo. L'album est disponible en téléchargement gratuit. On y retrouve mes racines, mon engagement, mais aussi les diversités africaines grâce aux invités et aux musiques. Bientôt, je serai en tournée en Europe pour défendre ce très beau projet », annonce-t-il.

Par Julien Le Gros

Source: LE POINT

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