Élection en Guinée : Alpha Condé, de l'opposant historique au symbole de la présidence à vie ?

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Le 18 octobre 2020, les Guinéens sont appelés à élire leur président. Ils auront le choix entre douze candidats mais, une fois encore, le scrutin devrait surtout se résumer à un duel entre Cellou Dalein Diallo, le chef de l'opposition, et Alpha Condé. Le président sortant brigue un troisième mandat après une modification constitutionnelle d'autant plus contestée que, longtemps, Alpha Condé a incarné aux yeux du monde la figure de l'opposant démocrate en proie à la dictature. Portrait.

  

Je serai le Mandela de la Guinée.” Ce mardi 21 décembre 2010, le moment est historique. A 72 ans, Alpha Condé prête serment à l’issue d’un scrutin houleux mais validé au forceps par certains observateurs internationaux. Il est le nouveau président de la République de Guinée. L’aboutissement d’une interminable première partie d’existence pour le “professeur” devenu au fil des ans, à travers le monde, l’incarnation de l’opposant politique africain victime des pouvoirs -peu nombreux, certes- qui se sont succédé depuis l’indépendance.

1958. Sous la houlette de son député à Paris, Ahmed Sékou Touré, la Guinée tourne le dos à la puissance coloniale française. Contrairement au reste de l'Afrique occidentale française, le 28 septembre, les Guinéens votent non au projet de Constitution de la Ve République et au nouveau partenariat entre Paris et ses colonies d’Afrique qui doit en découler. « La Guinée n’est pas indispensable à la France. Qu’elle prenne ses responsabilités. […] Nous n’avons plus rien à faire ici. Le 29 septembre, la France s’en ira », avait pesté le Général De Gaulle venu défendre le projet un mois plus tôt à Conakry.

Lorsque la république de Guinée est officiellement proclamée le 2 octobre 1958, avec à sa tête son leader Ahmed Sékou Touré désormais “père de l’indépendance”, le jeune Alpha Condé, 20 ans, est en France. Brillant écolier né à Boké, la grande ville de l’ouest, il a quitté la Guinée cinq ans plus tôt pour Toulouse dans le sud-ouest de la France puis Louviers, en Normandie, où l’on raconte qu’il fera ses années de lycée sous le tutorat du maire, Pierre Mendès-France, éphémère chef du gouvernement en 1954 et éternelle figure morale de la gauche française.

Mai 68 à Saint-Germain-des-Prés

Bachelier, Alpha Condé vit une jeunesse parisienne “rive gauche”. Diplômé d’économie, de droit et de sociologie, il enseigne à la Sorbonne et se lie avec tout un réseau de personnalités de gauche, dont son “frère”, Bernard Kouchner, futur french doctor cofondateur de Médecins Sans Frontières, ou encore futur chef de la diplomatie française époque Nicolas Sarkozy. Il rencontre également à l'époque Albert Bourgi, juriste et figure -comme son frère Robert - des réseaux de la Françafrique. Les deux hommes sont aujourd'hui brouillés.

Alpha Condé raconte ainsi qu’à cette époque il collabore à Charlie Hebdo, le journal lancé par une bande de joyeux anarchistes. Révélation faite au moment des attentats de 2015 contre l’hebdomadaire satirique : "Vous savez, ‘Libération’ et ‘Charlie Hebdo’ sont des enfants de Mai 68. Ce sont des journaux dont nous avons été les rédacteurs parce que les rédacteurs n’étaient pas forcément des journalistes mais tout simplement des militants qui s’y réunissaient (...) Nous n’avons pas perdu que des journalistes [lors des attentats de janvier 2015, NDLR], mais des compagnons de longue date avec lesquels nous avons sillonné le pavé du Quartier latin. Ce qui nous a amenés à enlever le pavé pour mettre le goudron parce que le pavé nous servait d’armes face aux gendarmes".

La FEANF, Fédération des étudiants d’Afrique noire en France

Sa conscience politique, Alpha Condé va aussi l’exprimer au sein de la très influente FEANF, la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, dont il sera le président dès 1963 et restera l’un des dirigeants pendant une quinzaine d’années. "C’est au sein de la FEANF que se développe son leadership et son influence parmi les cadres africains venus de toute l’Afrique francophone", peut-on lire dans la biographie officielle d’Alpha Condé sur le site de la présidence guinéenne.
Il convient d’ailleurs de s’arrêter un instant sur cette organisation pour éclairer son parcours politique.

La FEANF est née en 1951, près d'une décennie avant les indépendances. Comme l’explique l’historienne Françoise Blum, “la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France a été l’association la plus représentative des étudiants africains en France. Elle a pris des positions radicales, en se prononçant et combattant très tôt pour une indépendance totale des pays africains, indépendance qu’elle souhaitait voir se réaliser par la 'voie révolutionnaire' et dans l’unité”. Quand Alpha Condé en prend la présidence en 1963, son pays est indépendant depuis cinq ans et les autres ex-colonies françaises d’Afrique occidentale et centrale depuis trois ans. Mais, toujours selon Françoise Blum, "1960 ne mit pas fin à l’action de la FEANF, puisque ses dirigeants pensèrent les continuités plutôt que les ruptures et s’insurgèrent contre l’ordre néocolonial ou impérial, contre des gouvernements 'fantoches', 'valets' de l’ancienne métropole ou de l’impérialisme. Si l’indépendance est en soi une formidable rupture, il existe, entre l’avant et l’après, bien des continuités que l’histoire de la FEANF permet aussi de mettre en lumière”.

“Quelque chose s’est cassé entre Sékou et moi”

 

Tout au long de ces années, Alpha Condé opère des allers-retours en Guinée pendant les périodes de vacances. L’occasion de rencontrer occasionnellement Sékou Touré. Le “professeur” raconte pourtant dans un entretien accordé en 2019 au directeur de la rédaction de Jeune Afrique, François Soudan, et publié sous le titre "Alpha Condé. Une certaine idée de la Guinée" qu’il existait entre eux une divergence importante au moment de l’indépendance.
Selon Alpha Condé, Sékou Touré est, en 1958, favorable au oui au référendum proposé par De Gaulle. Un oui sous condition mais un oui. Alors qu’Alpha Condé, 60 ans plus tard, rappelle que lui était farouchement partisan du non. Il faudra l’incident d’août 1958 raconté plus haut et le coup de sang du général De Gaulle pour que Sékou Touré devienne "l’homme qui a dit non". 

Malgré cette proximité entre le père de l’indépendance et son lointain successeur, les relations s’enveniment. L’activisme d’Alpha Condé, sa radicalité, déplaisent à Sékou Touré. Le soutien de la FEANF au mouvement de grève enseignant sévèrement réprimé de 1961 marquera une rupture dans cette relation entre les deux hommes. Dans son livre d’entretien avec François Soudan, Alpha Condé raconte un autre épisode, plus intime, datant de 1960 : "Un jour, alors que nous étions seuls, tout à coup, il s’est mis à me fixer dans les yeux, longuement, intensément, puis il a regardé mes mains, et j’ai compris qu’il voulait savoir s’il me faisait trembler de peur (…). Ce jour-là, quelque chose s’est cassé entre Sékou et moi".

La rupture ira si loin qu’au début des années 70, Alpha Condé est condamné à mort par contumace. Le pouvoir l’accuse d’appartenir à une "cinquième colonne", un groupe d’opposants liés à l’opération Mer Vertel’assaut de plusieurs centaines de soldats portugais contre Conakry en novembre 1970. Après cet assaut, la réponse des autorités guinéennes sera une purge massive à travers le pays tout au long de l’année 1971. 

Pour Alpha Condé, cette condamnation marque le début d’un exil de vingt années. 
C’est de France qu’il poursuit ses activités politiques, tout en exerçant dans le secteur privé. Après avoir quitté l’enseignement à la fin des années 70, il sera le monsieur Afrique du géant français du commerce du sucre SUCDEN, avant de créer sa société de consultant, Africonsult, "un bureau d’études économiques et financières" précise sa biographie officielle, ajoutant qu'"il y offre du conseil économique, financier et social aux gouvernements africains, aux entreprises internationales désireuses de travailler en Afrique et pour le compte d’institutions internationales (...) La société réalise des études pour l’ONU, pour des sociétés privées et des gouvernements (notamment au Congo). Alpha Condé est également missionné en tant que consultant dans le règlement de conflits politiques auprès de plusieurs chefs d’Etat de la région".

Parallèlement à cette carrière d’homme d’affaires et de consultant, Alpha Condé n’a pas délaissé la politique guinéenne. Mais de loin. Il faudra en effet la mort d’Ahmed Sékou Touré en 1984 et, surtout, l’ouverture de la Guinée au multipartisme au début des années 90 pour qu’il puisse rentrer à Conakry. 
Détail important : l’ouverture politique de la Guinée de Lansana Conté est toute relative. Sous les couleurs du RPG (Rassemblement du peuple de Guinée, le parti qu'il a créé), Condé se présente à deux élections présidentielles, en 1993 et 1998. Des scrutins qui ne convainquent personne et qui reconduisent Lansana Conté au pouvoir. En 1993, les résultats de deux préfectures largement favorables à Condé sont ainsi annulées, mais surtout, en 1998, au lendemain de l’élection, le professeur est arrêté.
En septembre 2000, il sera condamné à cinq ans de prison pour "atteinte à l’autorité de l’Etat" en compagnie d’une cinquantaine de co-accusés. Resté silencieux tout au long de l’audience, il prend la parole le dernier jour : "Je maintiens, persiste et signe que tout ce que l’on m’impute est faux. Je n’ai jamais voulu fuir le pays. Tous les témoins à charges sont des faux témoins. Je suis un intellectuel, mon combat est un combat d’idées et mes armes, la plume et la parole". 

Alpha Condé ne passera qu’une année en prison avant de bénéficier d’une grâce présidentielle, concédée sous la pression internationale par Lansana Conté. Pression politique mais aussi artistique, illustrée en 2000 par la chanson "Libérez Alpha Condé" de la star Tiken Jah Fakoly.

Ces mois passés derrière les barreaux forgeront solidement cette image de “Mandela d’Afrique de l’ouest” qu’il essaie de se construire.

Conté, Dadis : le cruel miroir des années 2000

Tout au long de la décennie 2000, la santé de Lansana Conté va faire l’objet de rumeurs. Cela ne l’empêche pas de tripatouiller la Constitution pour briguer un troisième mandat.
Début 2001, sa réforme constitutionnelle est massivement adoptée par référendum et Lansana Conté se fait réélire en 2003. Ironie de l’histoire, Alpha Condé est alors l'un des meneurs de la fronde contre cette réforme constitutionnelle, à travers le FRAD, le Front républicain pour l’alternance démocratique, un "ancêtre" du FNDC - le Front national pour la défense de la démocratie - qui se bat aujourd’hui pour les mêmes raisons contre le professeur. 

En décembre 2008, quand Lansana Conté s’éteint, c’est une junte militaire emmenée par le colonel Moussa Dadis Camara qui s’empare du pouvoir.
A 70 ans, Alpha Condé portera encore deux ans le costume d’opposant. Lorsque Dadis ambitionne de se présenter à la présidence, il trouve face à lui un front uni de l’opposition incarné par le Forum des forces vives de Guinée auquel appartient le RPG du futur président. C’est lors d’un meeting des forces vives au Stade du 28-septembre 2009 à Conakry que plus de 150 personnes seront tuées, sans parler des disparitions et des viols perpétrés par des militaires. 
Lorsqu’il est élu en 2010, Alpha Condé promet que la justice sera rendue. Les victimes attendent toujours. 

Cette promesse non tenue n’est-elle pas à l’image des contradictions de l’opposant devenu président ? 

"Choqué" 

"La Guinée is back" pouvait-on entendre après l’arrivée d’Alpha Condé à Sékhoutouréya, le palais présidentiel. La Guinée devait être de retour (si tant est qu’il s’agisse d’un retour) sur le plan économique : le bilan du professeur en la matière n’est pas bon, au point qu’en 2019, le Fonds monétaire international estime que le pays est un modèle de "croissance sans développement". En clair, l’argent gagné -notamment- grâce aux réserves de bauxite ne profite pas à la population.
Une critique que le président guinéen apprécie peu : les journalistes de TV5MONDE, RFI et Le Monde peuvent en témoigner.
En 2018, interviewé à l’occasion des 60 ans de l’indépendance, Alpha Condé, "choqué", pique une colère monumentale après qu’il lui eut été fait remarquer que “la Guinée n’avait pas décollé économiquement”.
Au cours de cette même émission, il reprochera à la France d’avoir tout fait pour empêcher la Guinée de se développer, en représailles au non de 1958. L’interview ce jour-là ressemble surtout à un message aux Guinéens dont les trois journalistes français - accusés par le Professeur de "ne rien connaître à la Guinée” - auront fait les frais.

Pour le journaliste Boubacar Sanso Barry, directeur du site d'info Ledjely.com,  si Alpha Condé a toujours été "nationaliste dans l'âme, il a su aujourd'hui en faire un paravent, une arme politique". Dans le même registre, Boubacar Sanso Barry se rappelle un jour de mai 2016, lors d'une conférence de presse. Une journaliste française -déjà- en l'occurrence la correspondante de RFI à Conakry à l'époque, Coralie Pierret, questionne le président sur les déboires judiciaires de son fils unique, Mohamed Alpha Condé et sur d'éventuelles lenteurs de la justice. "Ne pensez pas que, parce que vous êtes en Guinée, vous pouvez tout vous permettre. (...) Madame, respectez un peu les Etats quand même ! Les questions que vous ne posez pas à votre président, vous me les posez ! Moi, je ne l’accepterai pas, la Guinée est un pays indépendant ! ". La colère présidentielle s'est abattue sur Coralie Pierret.
Pour Boubacar Sanso Barry, Alpha Condé sait très bien exploiter ce sentiment nationaliste qui anime les Guinéens depuis 1958.

Pour le directeur de Ledjely.com, celui qui, dans son discours d'investiture de 2010, avait promis de rétablir "l'unité nationale", sait aussi exploiter les déchirements communautaires de la Guinée. "Cette élection n’est pas seulement une élection, c’est comme si nous étions en guerre", déclarait-il en septembre dernier à ses partisans rassemblés à Siguiri, dans son bastion électoral de l’est du pays, lors d'un discours en langue malinké. Lui qui, rappelle l'Agence France-Presse, "s’exprime habituellement en français durant ses interventions officielles nationales". En Guinée, les Malinké n'ont pas oublié les massacres qui avaient suivi le coup d'Etat manqué du colonel Diarra Traoré, en juillet 1985, contre Lansana Conté et Alpha Condé sait utiliser, à l'occasion, ce souvenir douloureux.

Quant à savoir si le président est toujours de gauche, notre confrère Boubacar Sanso Barry a la dent dure : "Je ne pense pas. Mais l'a-t-il été un jour ? Je dirais qu'Alpha n'a aucune idéologie, qu'il navigue à vue. D'autant que, après un très petit score au premier tour en 2010, il avait dû se rallier le maximum de soutiens pour l'emporter au second. Il a donc fallu ensuite ratisser large pour satisfaire tout le monde...". 

Reste cette question : à quel moment la figure emblématique de l'opposant africain opprimé est-elle devenue un président tripatouilleur de Constitution ? "Le virage a été tellement brusque qu'on se demande s'il s'agit d'un virage", répond ironiquement Boubacar Sanso Barry, estimant que, là encore, Alpha Condé a peut-être été "l'otage, voire le pantin de cette majorité trop large qui lui a permis de l'emporter en 2010".

 

 

Par Matthieu Vendrely

Source: TV5 Monde

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