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« Nous avons vécu dans l’obscurité » : Des décennies d’impunité, de l’indépendance à la Quatrième République

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La Guinée est un pays d’Afrique occidentale qui compte environ 10 millions d’habitants. Pendant plus de 50 ans, les régimes autoritaires qui se sont succédé ont systématiquement privé les Guinéens de la jouissance de leurs droits humains fondamentaux et ont permis l’éclosion et le développement d’un climat d’impunité pour tous types de violations.

La Première République : Ahmed Sékou Touré ou le règne de la terreur

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Les 26 ans de règne de Sékou Touré (1958-1984) ont laissé une marque indélébile sur la Guinée et créé un profond sentiment de méfiance et de crainte chez ceux qui tentent de réclamer des comptes à leur gouvernement.

Ahmed Sékou Touré, un dirigeant syndical charismatique, a gouverné la Guinée depuis son indépendance en 1958 jusqu’à sa mort en 1984. Touré a soumis la Guinée à une dictature à parti unique, a exercé une mainmise sur tous les aspects de la vie économique et politique, et a recouru impitoyablement au régime de la terreur d’État pour éliminer tous ses opposants politiques réels ou supposés.

Pour renforcer son pouvoir, Touré s’est servi d’un vaste réseau d’informateurs, de membres de la police secrète, de membres des milices de son Parti démocratique de Guinée (PDG) et, dans une moindre mesure, de membres de l’armée. C’est ainsi que des milliers de détracteurs du gouvernement, réels ou supposés, ont été arrêtés, torturés et exécutés dans des lieux publics, des centres de détention clandestins et des casernes. La prison la plus tristement célèbre était le Camp Boiro, une caserne de la garde républicaine située à Conakry et surnommée le « Goulag » de la Guinée, où des centaines, voire des milliers de personnes auraient perdu la vie. Oppressés par le climat de paranoïa et de répression qui régnait à l’époque de Touré, des dizaines de milliers de Guinéens ont fui leur pays.

Les exactions perpétrées pendant le règne de Touré ont essentiellement été liées à la réponse apportée par l’État à de nombreux complots—considérés pour la plupart comme étant de pures inventions—visant à renverser le régime. Selon des experts universitaires et des historiens, Touré s’est servi des complots pour détourner les critiques dirigées contre son régime et sa politique socioéconomique et pour éliminer ses opposants réels ou perçus comme tels. Après chaque complot dénoncé, les forces de sécurité et les responsables gouvernementaux ont déclenché une vague de détentions arbitraires, de disparitions, de procès-spectacles et, dans plusieurs cas, d’exécutions publiques. Lors d’un complot particulièrement sanglant, le « Complot peul », ou complot des Foulbés de 1976-77, des intellectuels peuhls respectés, dont Boubacar Diallo Telli, ex-secrétaire général de l’Organisation de l’Unité africaine, et d’innombrables autres personnes, ont été emprisonnés, exécutés ou sont morts en détention. Ces violences ont provoqué un exode massif hors de Guinée de membres du groupe ethnique peuhl et ont instauré un pénible sentiment de méfiance entre les Peuhls et le deuxième plus important groupe ethnique de Guinée, les Malinkés, auquel appartenaient Touré et bon nombre de ses principaux alliés politiques au sein du PDG.

Des comités composés en grande partie de hauts responsables du PDG, et dans certains cas de membres de la famille de Touré, statuaient sur la culpabilité ou l’innocence des personnes accusées d’avoir conspiré contre lui. Les comités forçaient les accusés, souvent torturés, à avouer, et ces derniers ne pouvaient pas faire appel des peines de mort, qui étaient souvent exécutées dans les heures ou les jours qui suivaient. Ainsi, le 23 janvier 1971, dans la foulée d’un vrai complot—à savoir l’incursion militaire des troupes portugaises basées en Guinée-Bissau—, le Tribunal révolutionnaire suprême a ordonné 29 exécutions, 33 condamnations à mort par contumace et 68 peines de travaux forcés à perpétuité à l’encontre de responsables du gouvernement guinéen et de l’armée accusés d’avoir appuyé le complot. Le 25 janvier 1971, à la suite de la décision du tribunal, bon nombre de présumés conspirateurs ont été pendus publiquement ou exécutés dans des camps militaires, dont quatre responsables gouvernementaux de haut niveau qui, de façon ignoble, ont été pendus sous un pont de Conakry.

À ce jour, pas un seul individu impliqué dans les atroces violations qui ont caractérisé les 26 années de règne de Sékou Touré n’a été tenu de répondre de ses actes dans le cadre d’une procédure judiciaire digne de ce nom. Cette impunité a préparé le terrain à de futures exactions.

Ceux qui ont commis les crimes [à l’époque de Touré] ont ensuite été protégés par le système étatique. Chacun sait que de nombreuses violations des droits humains ont été commises pendant cette période, mais il n’y a jamais eu de procès. Pourquoi ? Parce que les crimes ont été perpétrés pour des motifs politiques et avec des protections politiques : la justice n’était pas indépendante ; elle était juste au service du régime politique. L’impunité persistante a ouvert la voie à des abus de pouvoir au sein du régime suivant et du gouvernement de transition. Maintenant nous devons nous demander si à l’avenir, nous allons voir cela persister en Guinée comme avant. En ce qui concerne cette tradition d’impunité, jusqu’à présent il n’y a pas eu de volonté politique de changement.


Les Deuxième et Troisième Républiques : Lansana Conté ou l’enracinement de l’impunité et l’édification d’un État criminel

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Peu après le décès soudain de Touré causé par un problème cardiaque en mars 1984, le Colonel Lansana Conté s’est emparé du pouvoir le mois suivant lors d’un coup d’État. En dépit de promesses initiales garantissant un meilleur respect des droits humains, le Président Conté a régné sur le pays pendant un autre quart de siècle marqué par une répression et des exactions cautionnées par l’État, bien que beaucoup moins extrêmes que celles perpétrées sous son prédécesseur. De 1984 à sa mort (également due à une cause naturelle) en décembre 2008 alors qu’il était toujours au pouvoir, son régime a eu pour marque de fabrique le recours excessif à la force contre des manifestants non armés, la torture de criminels présumés en garde à vue, des périodes prolongées de détention provisoire, des arrestations et détentions de dirigeants et partisans de l’opposition, ainsi que le harcèlement et les arrestations de journalistes. Bien qu’au départ, Conté ait opéré quelques progrès en faisant passer la Guinée d’une dictature à parti unique à une démocratie multipartite, ces efforts ont été minés par des scrutins présidentiels non transparents et entachés de nombreuses fraudes en 1993, 1998 et 2003, conçus pour garantir à Conté la mainmise sur le pouvoir politique.

Face à des niveaux croissants de corruption et de pauvreté et à une multiplication des abus du gouvernement, diverses associations professionnelles et de la société civile ont, à plusieurs reprises, organisé des manifestations à travers le pays, dont beaucoup ont été réprimées violemment par les forces de sécurité de Conté. En juin 2006, les forces de sécurité ont abattu au moins 13 protestataires à Conakry. En janvier et février 2007, les forces de sécurité, notamment la garde présidentielle, ont fait feu directement sur les foules de manifestants non armés qui participaient à une grève nationale pour protester contre la détérioration des conditions économiques et la mauvaise gouvernance, débouchant sur un bilan d’au moins 137 morts et plus de 1 700 blessés.

Conté et son gouvernement ont également présidé à l’édification d’un État de plus en plus criminel au sein duquel les membres du parti au pouvoir, de sa famille et des forces de sécurité se sont fréquemment livrés à des actes criminels allant du vol au détournement de fonds, en passant par le trafic de drogue. À la fin du régime de Conté, la Guinée était devenue une importante plaque tournante, en Afrique occidentale, du trafic de stupéfiants entre l’Amérique du sud et l’Europe.

Les dernières années du régime de Conté ont donné naissance à un réseau de corrompus qui, sur fond de népotisme, ont dilapidé des ressources qui auraient pu servir à garantir des droits économiques essentiels tels que les soins de santé élémentaires et l’éducation fondamentale. Les avantages illicites dont bénéficiaient les échelons supérieurs de la hiérarchie militaire ont donné lieu à une série de révoltes des plus jeunes officiers, au versement de pots-de vin destinés à les apaiser, et à un risque de nouvelle instabilité.

En dépit de gestes symboliques exigés par la société civile guinéenne et la communauté diplomatique, Conté n’a fait aucun effort significatif pour traduire en justice les responsables d’abus. Le manque d’intérêt pour le secteur judiciaire et sa politisation n’ont fait qu’aggraver l’impunité qui s’était instaurée sous Sékou Touré. À l’image de son prédécesseur, Conté et son gouvernement se sont mis en défaut de traduire en justice ne fût-ce qu’un seul membre des forces de sécurité indubitablement impliqué dans des meurtres et autres actes répréhensibles graves. Selon Kpana Emmanuel Bamba, président d’ASF (Avocats Sans Frontières) Guinée :

Tout au long de l’histoire récente de la Guinée, les services de sécurité ont semblé jouir d’une protection totale. Ceux qui ont commis des abus n’ont pas été sanctionnés ni jugés conformément à la loi. Il y a eu une impunité totale pour les délits commis sous le régime Conté. Son armée était bien payée, bien protégée, et elle ne s’inquiétait pas d’une quelconque possibilité de devoir répondre de ses actes. En définitive, elle avait raison : personne n’a jamais été traduit en justice.

Cette préoccupation a été réitérée par le Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la prévention des génocides après une mission effectuée en Guinée en mars 2010 :

L’impunité est la norme ; les auteurs des violences et violations passées des droits de l’homme sont restés impunis, y compris les responsables de violations massives des droits humains perpétrées sous les régimes précédents de Sékou Touré et de Lansana Conté.


La Quatrième République : Le « Dadis Show »


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Le coup d’État réalisé sans effusion de sang par un groupe d’officiers de l’armée autobaptisé Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) dans les heures qui ont suivi le décès du Président Conté le 22 décembre 2008 a suscité l’espoir d’une amélioration sur le plan des problèmes chroniques de droits humains de la Guinée. Les responsables du coup d’État, avec à leur tête le Capitaine Moussa Dadis Camara, président autoproclamé, ont promis d’organiser des élections en 2009 et d’éradiquer la corruption.

Néanmoins, cet espoir s’est éteint lorsque le gouvernement militaire a consolidé son contrôle sur les affaires politiques et économiques du pays, a détourné d’énormes montants de fonds publics, s’est mis en défaut d’organiser des élections libres et démocratiques comme promis, et n’a cessé de réprimer violemment l’opposition. En l’espace d’une année de règne le CNDD a présidé à une série incessante et croissante d’exactions qui a débouché sur le massacre sanglant de quelque 150 personnes en septembre 2009 et sur le viol en public de plus de 100 femmes qui manifestaient en faveur de la démocratie.

Pendant toute l’année où le CNDD a occupé le pouvoir, des groupes de soldats lourdement armés se sont livrés à des actes généralisés de vol, d’extorsion et de violence, entre autres des attaques et braquages de magasins, d’entrepôts, de centres médicaux et d’habitations en plein jour et la nuit. Dadis, nom sous lequel il est généralement connu, a gouverné par décret, sapant et mettant à l’écart le système judiciaire guinéen. Le CNDD a forcé d’anciens ministres du gouvernement et d’autres personnes, accusés d’avoir détourné des fonds publics ou de s’être livrés au trafic de stupéfiants, à participer à des confessions télévisées, dans ce qui était familièrement connu sous le nom de « Dadis Show », en raison des apparitions fréquentes du président du CNDD pour mener personnellement les interrogatoires.

Des responsables du CNDD ont incité à la justice populaire contre les voleurs présumés et, à plusieurs occasions, ont ouvertement intimidé des membres de l’appareil judiciaire pour chercher à influencer le résultat des procédures. Le CNDD a également mis en place un système judiciaire parallèle au Camp Alpha Yaya Diallo, un camp militaire qui a servi de siège gouvernemental ad hoc, où, dans le cadre des « procédures », les soldats armés « invitaient » les accusés et les témoins à se présenter devant un jury composé d’officiers de l’armée. Des centaines de décisions ont été prononcées dans des affaires civiles et pénales, et des amendes et des peines ont été infligées. Pendant ce temps, le CNDD s’est mis en défaut d’ouvrir des enquêtes ou de traduire en justice les soldats impliqués dans tous genres d’actes répréhensibles.

Alors que les partis de l’opposition multipliaient leurs activités pour mener campagne en vue des élections promises, le CNDD a imposé de plus en plus de restrictions à la liberté de réunion et d’expression en décrétant des interdictions visant l’activité politique, l’envoi de SMS et les débats politiques à la radio avec appels des auditeurs. Le CNDD a convoqué dans un camp militaire et réprimandé les dirigeants de l’opposition qui le critiquaient.

Le massacre de partisans de l’opposition le 28 septembre 2009 a été à la fois la marque infâme et le moment déterminant du régime de Dadis Camara. Réagissant à ce qui avait été une manifestation pacifique à laquelle participaient des dizaines de milliers de personnes rassemblées dans le stade principal de la capitale pour protester contre le maintien au pouvoir du régime militaire et la présumée candidature de Camara aux élections prévues, des membres de la garde présidentielle et d’autres unités de sécurité ont ouvert le feu sur la foule, tuant environ 150 personnes. Beaucoup ont été criblées de balles et transpercées par des baïonnettes, tandis que d’autres ont perdu la vie lors du mouvement de panique qui s’est ensuivi. Les forces de sécurité ont fait subir à une centaine de femmes présentes au rassemblement des violences d’une terrible brutalité, notamment des viols individuels et collectifs ainsi que des agressions sexuelles avec des bâtons, des matraques, des crosses de fusil et des baïonnettes. Par la suite, les forces armées ont systématiquement cherché à dissimuler les preuves de ces crimes en emportant de nombreux cadavres hors du stade et hors des morgues des hôpitaux ; ils les auraient brûlés dans des charniers.

Les partenaires internationaux de la Guinée ont sévèrement dénoncé les violences survenues en septembre 2009. La CEDEAO et l’Union européenne (UE) ont imposé des embargos sur les armes, et l’UE, les États-Unis et l’Union africaine (UA) ont imposé des interdictions de voyager à l’encontre des membres du CNDD et ont gelé leurs avoirs. L’hypothèse selon laquelle les condamnations internationales et l’isolement du régime CNDD auraient forcé Dadis Camara à se retirer est discutable car une tentative d’assassinat perpétrée par un autre officier de l’armée le 3 décembre 2009 allait laisser Dadis Camara gravement handicapé.

Après l’évacuation de Dadis Camara hors de Guinée pour des raisons médicales, le général plus modéré Sékouba Konaté, alors vice-président et ministre de la Défense, a assumé le pouvoir et commencé à réduire les clivages ethniques, générationnels et politiques qui étaient devenus de plus en plus explosifs au sein de l’armée. Au cours des 11 mois suivants, les acteurs guinéens—dont le Général Konaté et d’autres membres de l’armée et de la société civile déterminés à élire librement et démocratiquement leurs dirigeants—se sont engagés, avec le soutien de la communauté internationale, dans un processus politique conduisant au scrutin présidentiel de novembre 2010.


La Cinquième République :


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Afin de préserver la dynamique générée par les élections et de répondre aux attentes de son peuple, le nouveau président guinéen, Alpha Condé, doit prendre des mesures décisives visant à s’attaquer aux graves problèmes de droits humains et de gouvernance dont il a hérité.  

Certes, la crise déclenchée par le coup d’État du CNDD au niveau de la transition politique a été en grande partie résolue, mais il reste à voir si le nouveau gouvernement guinéen se consacrera sérieusement à assurer réparation aux victimes des crimes récents commandités par l’État et s’il prendra rapidement des mesures pour faire en sorte que l’impunité ne trouve pas sa place au sein de la Cinquième République guinéenne.




Source HRW

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